26

 

La mutinerie fut réprimée en moins de trois minutes. Les membres de l’équipage et les techniciens qui se regroupèrent dans le centre de contrôle et sur la passerelle du Garuda en criant « Tout sera bien » se turent dès qu’ils virent leurs ex-collègues dégainer des étourdisseurs.

Seules deux décharges furent tirées contre les prophètes qui menacèrent les envoyés du Bureau spatial. Le commandant était dans la coursive, le lieutenant à l’intérieur du poste de commandement, et tous deux s’avérèrent plus rapides que leurs adversaires.

Une victoire éclair. Mais qui leur posait un problème, en plus du hurlement radio qui empêchait d’avoir des pensées cohérentes, car on ne trouvait pas à bord du Garuda assez de cabines où enfermer treize prisonniers. Ils furent regroupés contre le plafond de la salle de contrôle, des individus qui se tortillaient tels des vers, pieds et poings liés par des lanières en plastique derrière le filet destiné à les empêcher de dériver vers les postes de travail des techniciens. Ces derniers ne leur prêtaient pas attention. Ils devaient se concentrer sur leur tâche.

 

*

 

L’apesanteur et l’épuisement la faisaient tituber comme si elle était ivre alors qu’elle suivait la coursive centrale. Le rugissement assourdissant en provenance de Jupiter s’interrompit aussi brusquement qu’il avait débuté à l’instant où elle atteignait l’écoutille. Blake lui barra le passage.

— Linda, tu…

Quoi qu’il eût l’intention de lui dire, il changea d’avis.

— Tu aurais dû rester dans ton lit.

— Je n’en mourrai pas.

Elle regarda derrière lui la salle bondée de monde, la ménagerie humaine captive au ras du plafond.

— Brenner, je le savais. Mais Rajagopal en fait aussi partie ?

— La moitié de ceux qui ont embarqué à bord du Garuda. C’est pour cela qu’ils croyaient pouvoir s’en rendre maîtres sans livrer bataille. Le temps de comprendre qu’ils auraient à se servir de leurs armes, il était trop tard.

Elle le dévisagea, méfiante.

— Qui es-tu, Blake ?

— Une Salamandre, désormais. Nous sommes huit, à bord. Plus le commandant et Vik. Écoute, Linda, je suis désolé… mais ce n’est pas encore terminé.

Il tendit la main vers la femme, qui s’écarta.

— Pourquoi ne suis-je pas dans ce filet avec eux ? Il blêmit.

— Pour quelle raison ?

— J’ai assassiné Falcon.

Le mélange de peur et d’espoir qu’il lisait sur son visage lui fit penser à l’expression qu’avaient dû avoir les saints et les sorcières conduits au bûcher.

— Tu as vu juste, j’ai trafiqué les logiciels. J’ai modifié la séquence de mise à feu pour que le Kon-Tiki soit propulsé droit vers Jupiter.

À cet instant une voix jaillit des haut-parleurs au sein du brouhaha ininterrompu qui régnait dans la salle.

— Quoi ? cria Buranaphorn. Qu’avez-vous dit, Falcon ?

— Sans importance. M’avez-vous accroché ?

— Affirmatif, répondit Buranaphorn. Mais quand nous remettrons ça, évitez de faire bande à part.

— Il est en vie ! s’exclama Blake en regardant Sparta. Que pouvons-nous faire pour lui ?

Elle n’était qu’un spectre livide dans la coursive qui s’ouvrait en contrebas.

— Quelle heure est-il ?

Il agrippa l’encadrement de l’écoutille pour se pencher à l’intérieur de la salle et regarder l’horloge la plus proche.

— R moins quatre minutes quarante.

Une palette extraordinaire d’émotions transfigura la jeune femme : surprise, soulagement, angoisse et gêne.

— Alors, il est hors de danger. Je ne savais pas.

Sur ces mots, elle se détourna et enfouit son visage entre ses paumes, pour dissimuler les larmes qui ruisselaient sur ses joues.

 

*

 

Vingt-quatre heures plus tard le cutter du Bureau spatial appareilla avec son équipage et ses passagers – involontaires pour la plupart – à destination de Base Ganymède. Howard Falcon n’adressa pas la parole à Sparta, Blake ou le commandant au cours de cette brève traversée. Il les rencontrait pour la première fois et ne savait rien d’eux.

Ils empruntèrent le manchon de liaison pour atteindre le sas de sécurité. Une fois à l’intérieur de la cale de débarquement, le pilote du Kon-Tiki fut guidé par un agent du Bureau spatial dans un salon où l’attendait une vieille connaissance.

 

*

 

Pour Brandt Webster, c’était la fin d’une attente interminable et angoissante.

— Ce qui s’est produit est extraordinaire, Howard. Je suis sincèrement heureux que vous soyez sain et sauf.

Il trouvait Falcon en pleine forme, pour quelqu’un qui venait de vivre une pareille aventure.

— Nous tirerons toute cette affaire au clair très rapidement, vous pouvez me croire.

— Je ne me sens pas concerné. Rien de tout cela n’a entravé le déroulement de ma mission.

Webster tenta une approche différente.

— Vous êtes un héros. Dans bien des domaines.

— Ce ne sera pas la première fois que je ferai la une des médias. À présent, je dois vous faire mon rapport.

— Rien ne presse ! Accordez le temps à un vieil ami de vous féliciter.

Falcon le fixait, impassible. Finalement, il lui dit :

— Pardonnez-moi.

Et Webster tenta d’y puiser de l’encouragement.

— Vous avez apporté l’aventure à tant de gens. Moins d’un homme sur un million ira un jour dans l’espace, mais grâce à vous toute l’espèce humaine a pu voyager jusqu’aux géantes extérieures. C’est formidable !

— Je suis heureux d’avoir pu faciliter votre tâche.

Webster était son ami et il ne pouvait se sentir offensé par ses paroles, mais leur causticité le surprit.

— Je n’ai pas honte d’occuper mes fonctions.

— Pourquoi en seriez-vous gêné ? Nouvelles connaissances, nouvelles ressources… c’est parfait. Je dirais même nécessaire.

Les propos de Falcon n’étaient pas qu’ironiques, ils contenaient de l’amertume.

— Les hommes ont besoin de nouveauté et d’émotions fortes, répondit posément Webster. Voyager dans l’espace est devenu une chose banale pour la plupart d’entre nous, mais vous venez de redonner à l’exploration de notre système son statut de grande aventure. Il nous faudra du temps, beaucoup de temps, pour comprendre ce qui s’est passé là-bas.

— La méduse connaissait mes points faibles.

— Si vous le dites.

— Comment est-ce possible, selon vous ?

— Je n’en ai pas la moindre idée, Howard.

Falcon resta muet et immobile un long moment.

— Sans importance, dit-il finalement.

Le soulagement de l’autre homme fut visible.

— Avez-vous décidé de votre prochaine destination ? Saturne, Uranus, Neptune ?…

— Saturne me tente, répondit Howard sur un ton pouvant laisser supposer qu’il se moquait de l’attitude papelarde de son interlocuteur. Mais on n’aura pas vraiment besoin de moi, là-bas. La gravité est comparable à celle de la Terre… pas deux fois et demie plus importante comme celle de Jupiter. Des humains pourront s’en charger.

Des humains, pensa Webster. Il se dissocie de notre espèce. C’est la première fois. Et depuis combien de temps n’a-t-il pas employé le terme « nous » ? Il change, il s’isole…

— Eh bien, fit-il à haute voix en gagnant le hublot qui donnait sur le paysage craquelé et gelé de la plus grosse lune de Jupiter, nous devrons subir une conférence de presse avant de passer à votre rapport. Au fait, il sera inutile de mentionner les évènements qui se sont déroulés à bord du Garuda. Nous n’avons rien révélé aux médias.

Falcon ne fit aucun commentaire.

— Tous attendent de pouvoir vous féliciter, Howard. Vous verrez, la plupart de vos amis sont là.

Il venait d’accentuer le mot « amis », mais Falcon ne réagissait pas. Le masque de cuir de son visage devenait de plus en plus énigmatique.

Il s’écarta de Webster, déverrouilla son chariot porteur et utilisa ses vérins hydrauliques pour se redresser. Il mesurait ainsi deux mètres cinquante. Les psychologues avaient pensé qu’augmenter sa taille était une excellente idée, que cela compenserait un peu ce qu’il avait perdu quand le Queen s’était écrasé au sol… mais Falcon n’avait jamais donné l’impression d’avoir remarqué la différence.

Il attendit que Webster lui eût ouvert la porte – une prévenance inutile – puis il effectua un quart de tour sur ses pneus ballons et sortit sans bruit en roulant à trente kilomètres par heure. Il ne faisait pas étalage de sa rapidité et de sa précision ; utiliser toutes ses possibilités était devenu pour lui machinal.

Une meute hurlante de journalistes se massait à l’extérieur. Derrière les filets chargés de les maintenir à distance, ces hommes et ces femmes brandissaient des microphones et des caméras photogrammiques vers le masque lui tenant lieu de visage.

Mais Howard Falcon resta imperturbable. Celui qui avait été autrefois un humain – et passait toujours pour tel lors d’une liaison audio – ne ressentait que la douce satisfaction du devoir accompli… et, pour la première fois depuis bien des années, quelque chose qui s’apparentait à la paix de l’esprit. À bord du cutter qui le ramenait de Jupiter il s’était endormi et n’avait fait aucun cauchemar.

À son éveil, il savait pourquoi il avait si souvent rêvé du superchimp rencontré à bord du Queen Elizabeth. Ni homme ni bête, cette créature était comme lui perdue entre deux mondes. Ce que ce chimp était à un humain, Falcon l’était à une machine restant à perfectionner.

Il comprenait enfin quel rôle lui était dévolu. Lui seul pouvait se déplacer sans protection sur la Lune, Mercure et une douzaine d’autres planètes. Le module de survie enchâssé dans le cylindre d’aluminite de titane qui remplaçait son corps fonctionnait aussi bien dans l’espace que sous l’eau. Une gravité dix fois plus importante que celle de la Terre ne représentait pour lui qu’un inconvénient mineur et l’apesanteur constituait un milieu idéal.

Le fossé se creusait entre Falcon et l’espèce humaine, leurs liens de parenté devenaient de plus en plus ténus. Les hommes, ces masses fragiles de carbone qui devaient respirer de l’air et étaient vulnérables aux radiations, n’avaient pas leur place hors d’une atmosphère. Sans doute auraient-ils dû se cantonner à leurs habitats naturels : la Terre, la Lune et Mars.

Un jour, l’espace appartiendrait aux machines et non aux humains. Il n’était ni l’un ni l’autre. Conscient de sa destinée, il tirait une sinistre fierté de son unicité… de la solitude inévitable du premier immortel, cet être situé entre deux ordres de création.

La suite d’instructions compliquées programmée dans son cerveau et devant être déclenchée lorsqu’il entendrait prononcer les mots « Première Directive » avait fait long feu. Si les espoirs de ceux qui s’étaient donné la peine de le reconstituer avaient été déçus, ce n’était pas à cause d’une panne mécanique et encore moins parce qu’il avait cessé d’être humain mais au contraire parce qu’il possédait toujours, dans une crevasse profonde et essentielle de son esprit, trop d’humanité pour faire ce que nul homme n’aurait pu accepter : sacrifier sa vie sans raison valable.

Falcon l’ignorait. Il ne pouvait savoir que son instinct de conservation – renforcé par une surtension électrique – venait de réduire à néant tous les espoirs d’une secte religieuse qui avait vu le jour des millénaires plus tôt. Il savait seulement qu’il avait été élu.

Pour être un ambassadeur… entre le passé et le futur, les êtres de carbone et ceux de céramique et de métal qui leur succéderaient un jour. Il avait l’absolue conviction que ces deux espèces auraient grand besoin de lui, au cours des siècles troublés que leur réservait l’avenir.

 

Méduse
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